Regards portés sur l’observatoire
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La campagne initiale de l’observatoire vue par… un paysagiste
Le paysage naît de la rencontre entre un territoire et le regard d’un observateur. C’est pour cette raison que la perception d’un paysage est personnelle et empreinte de subjectivité. L’œil voit les mêmes choses, évidemment, mais l’interprétation, le ressenti, l’adhésion ou le rejet, voire l’indifférence face au paysage dépendent de la culture, de l’éducation et du vécu intime de chaque observateur. La création de l’itinéraire photographique d’un Observatoire Photographique des Paysages (OPP), avec une centaine de points de vue comme ici pour l’OPP de l’archipel Guadeloupe, ne peut donc pas faire l’unanimité des jugements. Certains peuvent le trouver fidèle, tel le reflet d’une réalité représentative, et d’autres le trouver critique, partisan ou même dévalorisant pour la Guadeloupe…
Résidents ou acteurs du territoire, nous sommes tous influencés par les supports médiatiques à vocation touristique nous montrant les « beaux paysages » de Guadeloupe : cartes postales, guides touristiques et autres livres véhiculent nombre de clichés de plages de sable blanc, de lagons turquoises, de forêts luxuriantes et de cascades fraîches. Pourtant il ne s’agit là que d’une part seulement des paysages de Guadeloupe, même si ce sont peut-être les plus emblématiques ; c’est un regard tout à fait partiel et parfois stéréotypé.
L’objectif de l’OPP est tout autre : tenter de constituer un échantillonnage le plus représentatif possible des paysages du territoire pour voir comment ils vont évoluer au cours des années et décennies à venir. L’OPP concerne donc tous les paysages de l’archipel, ceux qui sont remarquables bien-sûr, mais également les paysages du quotidien, qu’ils soient urbains, périurbains, industriels, agricoles ou naturels.
Au final, c’est vrai que l’itinéraire photographique de l’OPP de l’archipel Guadeloupe peut paraître étonnant parfois, surtout pour un oeil non-averti, même si le regard s’avère juste finalement : « Quel intérêt y-a-t’il à faire cette photo ? » Ce questionnement est sain car il est à la base d’un changement de direction du regard porté sur les paysages de Guadeloupe, qui ne doit pas être focalisé uniquement sur les attraits touristiques du territoire. Le choix d’un photographe qui ne soit pas originaire de l’archipel pour conduire l’OPP facilite cette prise de recul qui aurait été certainement moins facile pour un natif ou un résident du département. Et pour moi, s’il ne fallait juger que sur ce seul critère, cette première campagne de l’OPP serait déjà une pleine réussite.
En outre, l’itinéraire de l’OPP est un reflet assez fidèle des spécificités territoriales de la Guadeloupe. Entre autre, il exprime bien sa dimension archipélagique. Le littoral, le contact parfois flou entre la mer et la terre, la mer vue depuis la terre, la terre vue depuis la mer… ont ici une importance plus forte que dans bien d’autres territoires. Non seulement l’environnement maritime est omniprésent dans les panoramas dès que l’on prend un peu de hauteur, mais en plus il ne s’agit pas d’une immensité déserte : bien souvent, l’espace maritime n’est qu’un canal, un court morceau de mer entre une île et une autre. Le regard se porte rapidement sur Marie-Galante, les Saintes, la Désirade, ou inversement vers la Grande-Terre et la Basse-Terre, ou encore vers les îlets qui bordent la côte. Pire, le regard n’a de cesse de les chercher dès qu’il se tourne vers le large : c’est un réflexe, un trait identitaire fort de la dimension archipélagique des paysages de Guadeloupe.
Ce trait identitaire est largement illustré à travers l’OPP, avec pas moins de 10 clichés pris depuis la mer, qui viennent compléter plus d’une vingtaine de points de vue sur le littoral, à travers toutes les îles de l’archipel, auxquels s’ajoutent de nombreux panoramas embrassant l’environnement maritime.
On peut souligner aussi le climat tropical de la Guadeloupe, à l’origine d’une végétation presque toujours verte, couleur qui est logiquement la teinte dominante de l’OPP, rehaussée ça et là du rouge des toitures ou du bleu du ciel et de la mer. Seules les régions sèches de l’archipel prennent des teintes plus ternes et nuancées en début d’année, comme en Côte sous-le-Vent de la Basse-Terre, sur le littoral de la Grande-Terre ou encore dans les Iles du Sud.
Les deux saisons du climat caribéen (le carême et l’hivernage), parfois peu marquées, modifient donc peu les paysages de Guadeloupe. Les cultures agricoles ne le font guère davantage, à l’exception notable de la canne à sucre dont la coupe annuelle dégage de vastes panoramas, insoupçonnés quand la canne est à maturité, plus haute que l’observateur. Les reconductions photographiques des prochaines campagnes de l’OPP illustreront peut-être cette rare saisonnalité des paysages de Guadeloupe.
A noter enfin la transformation rapide et profonde des paysages de l’archipel au cours des dernières décennies, suite à la départementalisation des anciennes colonies des Antilles en 1946. Ce bouleversement sociétal s’exprime encore par des dynamiques d’évolution qui sont souvent fortes à travers les paysages de Guadeloupe, même si elles sont variables, tant dans leur nature que dans leur ampleur, en fonction des régions du territoire.
De grands projets d’aménagement, déjà bien avancés pour certains, vont ainsi transformer les paysages de plusieurs secteurs de l’archipel ; on le sait. Mais dans quelle mesure vont-ils s’intégrer dans leurs paysages-hôtes et respecter ou perturber les identités paysagères locales ? D’autres projets, petits ou grands, viendront sans doute s’inscrire dans d’autres sites urbains, agricoles ou naturels. Que deviendront tous ces paysages dans les années et décennies à venir ? A l’OPP de le révéler…
Emmanuel BRIANT
Caraïbes Paysages, mai 2017
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La campagne initiale de l’observatoire vue par… un urbaniste
Paysage et urbanisme pourraient sembler, pour certains, deux notions bien éloignées l’une de l’autre. Cependant, elles sont imbriquées. Un paysage ne se limite pas aux composantes végétales, naturelles combinées entre elles plus ou moins harmonieusement (l’harmonie étant un concept bien subjectif par ailleurs). Faire de l’urbanisme c’est s’inscrire dans le paysage. L’époque de l’urbanisme sur plans, à l’image des villes nouvelles, où le projet urbain s’imposait aux autres composantes d’un territoire est révolue. Aujourd’hui, le regard sur le paysage a évolué, on parle de paysage urbain. L’urbanisme et le paysage sont intrinsèquement liés.
Il y a quelques années, la Caisse des Dépôts a publié un memento « penser le territoire par le paysage ». Parmi les grandes thématiques qui participent de la réflexion en urbanisme depuis le début des années 2000, certaines portent sur la lutte contre l’étalement urbain, l’équilibre et les orientations à trouver entre développement urbain et agriculture, ou tout particulièrement en Guadeloupe, le mitage des espaces agricoles et naturels.
L’Archipel est une destination touristique mais il ne se réduit pas uniquement à cela. Le paysage ne se résume pas aux plages et aux cocotiers en arrière-plan, au massif de la Soufrière, au soleil et au ciel bleu. Cette vision rêvée vue par les habitants des pays tempérés correspond à une réalité partielle du territoire. L’Observatoire Photographique des Paysages n’est pas un atlas de ce qui est beau (là encore, notion bien subjective !), il est le reflet de ce qu’est le Territoire. Il est la vision subjective d’un photographe qui observe, sent le territoire, s’en imprègne puis réalise ses clichés pondéré par un groupe de pilotage local qui doit retenir une centaine de photographies.
Même si l’équipe s’est attachée à débattre sans a priori, à choisir un panel le plus représentatif de toutes les composantes de l’archipel, certains de ceux qui parcourront l’OPP, n’y trouveront, peut-être que modérément leur compte. Ils estimeront alors que certains clichés desservent la Guadeloupe, que d’autres, a contrario, sont trop esthétiques, que certaines vues emblématiques ont été oubliées, … mais l’Observatoire Photographique des Paysages a vocation à mettre en place un échantillonnage représentatif des territoires guadeloupéens ; pas de mettre en valeur uniquement le « beau » ou de révéler ce qui ne « fonctionne » pas.
En tant qu’urbaniste, l’exercice d’Assistance à la Maitrise d’Ouvrage pour la réalisation de l’Observatoire Photographique des Paysages m’a permis une réappropriation des paysages que j’avais quotidiennement devant moi, que je traversais, que je pratiquais pour certains mais que je ne regardais plus. Il met en évidence la diversité de l’Archipel, le privilège que nous avons de vivre au sein de ces espaces naturels. Il nous révèle également la poésie que l’on peut trouver dans les centres-bourgs et l’histoire de l’Archipel qui s’y raconte en pointillé.
Nous ne vivons rarement le paysage. Nous lui imposons notre développement effréné. Par le prisme de l’OPP, ce sont nos pratiques qui sont disséquées. L’urbaniste se doit d’être humble dans les gestes qu’il pose, les solutions qu’il préconise car les erreurs sont très difficilement rattrapables. Nous devons penser notre métier, notre intervention comme un acte qui peut remettre en cause les équilibres précaires de l’éco-système Guadeloupe. De la même façon que nous intervenons pour des habitants, nous intervenons pour et dans le paysage. Notre action doit être menée avec rigueur et pondération. Elle doit surtout se faire dans des logiques pluri-disciplinaires ou l’échange et le partage des idées et des expériences doivent être le moteur de la réflexion avant toute intervention.
L’Observatoire Photographique des Paysages est un outil pertinent qui nous montre et nous montrera à échéances régulières l’évolution des Territoires que nous habitons, que nous pratiquons. Espérons surtout que nous tous, citoyens, politiques, praticiens de la ville et de l’aménagement, prendrons conscience de la fragilité de notre Archipel. Nous nous devons de le préserver. Espérons que nous ne regarderons pas avec effroi l’évolution de notre territoire à chaque mise à jour de l’Observatoire Photographique des Paysages…
Jean-Christophe ROBIN
C2R Atelier d’Urbanisme, mai 2017
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La campagne initiale de l’observatoire vue par… la paysagiste conseil de l’Etat
La mise en œuvre de l’Observatoire Photographique des Paysages de l’Archipel Guadeloupe va permettre de capitaliser et séquencer la dynamique des paysages, dans un long terme. Sa contribution est en cela inédite, à la comparer avec les outils au service de la connaissance des paysages. Voici un dispositif qui ne nécessitera pas « d’actualisation », car il porte en lui cette temporalité active et créatrice d’information.
Et il n’exige ni certitude ni dogme sur les paysages. Au mieux, permet-il des hypothèses, des projections, des paris, des craintes ou des espoirs. Mais l’histoire du paysage, à partir du temps zéro de l’OPP, n’est pas encore conclue. Elle s’écrit avec le temps, ébauchée par un scénario (l’itinéraire) qui augure de nombreux rebondissements pour certaines séquences, et une appréhension de l’immobilité pour d’autres.
Il y a de ces paysages, ces lieux construits qui se veulent œuvre des Dieux mais qui se révèlent chargés de Sisyphe. Et il y a ceux qui traversent le temps à notre insu, ceux qui sont en constante tension créatrice et même ceux dont le souvenir s’éloigne à chaque pas de temps davantage de la réalité. An tan lontan.
La force de l’OPP est dans la démonstration. La démonstration indiscutable de l’image.
L’autre raison pour laquelle je crois profondément en cet outil est qu’il contribue à une expérience paysagère dans le sens où il va modifier en profondeur notre approche et notre regard du paysage de l’Archipel Guadeloupe. Il laisse également une grande liberté à l’appréciation et la lecture de ce qui est fixé sur le cliché.
L’objectif de l’Observatoire Photographique des Paysages est bien de témoigner, proposer et d’interroger chacun sur sa relation qu’il porte au paysage. L’image suscite l’émotion, elle libère la parole, autorise l’expression, le récit. Le paysage n’est plus exclusivement réservé aux sachants. Il s’invite à chacun.
« Pour Goethe : "Tout regard se transforme en une observation, toute observation en une réflexion, toute réflexion en une appréhension et ainsi, nous pouvons dire qu’à chaque regard attentif, nous théorisons déjà le monde." Il faut donc penser la vue comme un sens actif, comme instrument de la connaissance. »1
La première campagne de l’OPP s’achève. Dès la seconde campagne, la reconduction modifiera sensiblement la posture de l’observateur, qui cherchera davantage à traquer les détails, les stigmates ou forces de changement.
Voici une relation rendue complexe et passionnante. Le photographe s’invite dans la relation entre l’observateur et le paysage. Il a cette mission particulière de témoigner d’un état factuel du paysage tout en étant un témoin. Mais pas un témoin silencieux : en écoute active, il fait parler le paysage ! Parfois même à plusieurs voix. Car le ressenti est loin d’être consensuel. Et c’est une chance ! Le ressenti est propre à chacun, et d’aucun de voir ce qu’il souhaite, ce qu’il espère ou ce qui est, tout simplement.
Mais il reste au quatrième acteur à entrer dans le jeu : le temps. Car c’est bien le temps qui, sans changer les règles, a le dernier mot, compte les séquences, montre l’évidence, consacre les scènes du paysage du quotidien.
Yolande GUYOTON
PCE Guadeloupe (2009 / 2017)
Tant qu’il y aura des rues en herbe, décembre 2017
1. Cité par : Sally Bonn, Le projet comme dispositif de vision du paysage